philippeherlin.com le site de PHILIPPE HERLIN
Retour Publications

05/02/2009 La Tribune : Redécouvrir Benoît Mandelbrot en période de turbulences

La crise que nous traversons est une crise du langage de la finance. Contrairement à la crise asiatique de 1997 ou à l’éclatement de la bulle Internet en 2000, dont les causes pouvaient être repoussées en dehors des marchés boursiers, c’est le cœur même de la finance qui est touché, c'est-à-dire sa capacité à élaborer des produits financiers (les Subprimes, les CDS, etc). C’est une crise de ses concepts, de ses méthodes, notamment du calcul du risque.

Le pire est que tout cela a déjà été expliqué et démontré il y a plusieurs années mais que personne n’en a tenu compte ! Le grand mathématicien français Benoît Mandelbrot, inventeur d’une branche des mathématiques avec les fractales, s’intéresse en effet depuis les années 60 aux marchés financiers. Dans un style très didactique il résume l’ensemble de sa pensée sur le sujet dans un livre paraissant en 2004 en anglais et en 2005 en France, « Une approche fractale des marchés » chez Odile Jacob. Mais tout allait bien à cette époque et, dans la communauté financière comme dans les cercles académiques, nul n’a voulu tenir compte de ces avertissements. Opportunément l’éditeur réédite l’ouvrage le 5 février, ne manquons pas, cette fois, de vraiment le lire.

La première partie de l’ouvrage s’attache en effet à démolir consciencieusement les bases du modèle standard de la finance. « Le mouvement brownien est le meilleur ami de l’économiste bancaire » constate Mandelbrot, ce qui implique deux croyances fondamentales : premièrement les variations de prix suivent une courbe en cloche, autrement appelée loi normale ou courbe de Gauss, et dans laquelle les événements extrêmes sont peu probables. Deuxièmement le prix d’aujourd’hui ne dépend pas de celui d’hier, comme au jeu de pile ou face où chaque lancer de pièce est indépendant des autres. Erreurs que tout cela dénonce Mandelbrot ! Il explique en effet que les variations de cours de grande ampleur sont bien plus fréquentes que ne le suppose la loi normale : pour le Dow Jones Industrial de 1916 à 2003, « la théorie prédit 6 jours où l’indice varierait de plus de 4,5 % ; en fait, il y en eut 366 ». La seconde croyance tombe également : on peut mettre en évidence une mémoire dans les séries de prix, aujourd’hui influence demain. Inutile de rajouter qu’avec ces découvertes l’hypothèse d’efficience des marchés, un des piliers de la théorie de la finance, sombre corps et biens.

Nous devons faire face à un hasard que le mathématicien qualifie de « sauvage » et, avec lui, à une possibilité de ruine bien plus probable qu’on ne le pense… Ce n’est en effet pas la tranquille loi normale qui régit l’univers de la finance mais plutôt une loi de puissance, autrement appelée loi d’échelle, un terme qui ouvre directement sur la notion de fractale. « Le cœur même de la finance est fractal » affirme Mandelbrot. Rien ne ressemble plus à un cours de bourse sur une journée qu’un cours sur une semaine, un mois, une année, et c’est précisément de cette façon que l’on identifie une fractale (une forme identique à des échelles différentes).

La seconde partie de l’ouvrage introduit ainsi à la notion de fractale, détaille les effets de dépendance temporelle, présente un modèle multifractal, avance l’idée d’un temps boursier différent du temps d’horloge et, surtout, présente dix « hérésies » (au modèle standard) pour mieux nous faire prendre conscience de la réalité (« Les marchés sont turbulents », « Les gains et les pertes importants se concentrent dans de petits intervalles de temps », « Sur les marchés le temps est flexible », etc), car Mandelbrot ne cherche pas à imposer un « modèle » mais surtout à piquer notre curiosité, à forcer à nous remettre en cause.

Et c’est dans le contexte de la crise actuelle que ce livre prend toute son importance. Elle n’est pas terminée, loin de là, et chacun cherche ses marques, mais avec quels instruments ? La formule de Black et Scholes d’évaluation des options, « purement et simplement fausse » ? Le modèle VaR (Value-at-Risk), le standard de l’industrie bancaire pour la mesure des risques qui s’appuie sur la presque inoffensive et débordée par les événements « loi normale » ? La théorie du portefeuille, qui souffre des mêmes limitations ? Il devient urgent d’interroger nos concepts et nos modèles, d’investir dans la recherche fondamentale en finance, et cela passe obligatoirement par la lecture de ce livre. C’est notre façon de penser la finance qui doit changer. Et vite.

Philippe Herlin